Isoflavones. Attention, substances actives !
Star des légumineuses, le soja est de plus en plus présent dans nos assiettes. Riche en protéines et d’un profil en acides gras intéressant, il offre des atouts nutritionnels évidents. C’est pourquoi il séduit les consommateurs soucieux de limiter leur consommation de viande, tant pour leur santé que celle de la planète. Mais cette plante n’en contient pas moins des molécules actives sur le plan hormonal, les isoflavones, dont l’innocuité reste à prouver. Régulateurs hormonaux aux effets bénéfiques pour les uns, perturbateurs endocriniens potentiellement dangereux pour les autres, ces composés suscitent un vif débat entre une filière agro-alimentaire au discours globalement rassurant et des chercheurs inquiets de leurs conséquences pour la santé. Force est de constater qu’aucun effort n’a été fait ces dernières années par l’industrie pour limiter la teneur en isoflavones des aliments au soja les plus courants. Dans l’attente d’une position claire des autorités sanitaires, Que Choisir fait le point.
C’est indéniable, d’un point de vue nutritionnel, le soja a de quoi séduire : plus riche en protéines que les autres légumineuses (lentilles, pois chiches…), il présente un profil d’acides aminés très intéressant et s’avère pauvre en acides gras saturés. C’est donc une excellente alternative aux protéines animales (bien qu’elle ne soit pas la seule). Mais il est aussi une source importante d’isoflavones. Naturellement présentes dans certaines plantes, ces substances ont une structure moléculaire proche de celle de l’estradiol, hormone qui joue notamment un rôle dans le développement des caractères sexuels secondaires féminins. En se fixant aux récepteurs de l’estradiol qui se trouvent dans divers tissus (sein, utérus, os, mais aussi système digestif), ces phytoestrogènes peuvent donc moduler les voies de régulation hormonale.
À partir des années 1980, l’observation épidémiologique des populations asiatiques – consommatrices de soja et moins sujettes à certaines maladies chroniques – conduit les chercheurs à penser que les isoflavones doivent être a minima inoffensives, voire bénéfiques, et protectrices contre les maladies cardiovasculaires, les désagréments de la ménopause ou même certains types de cancer (sein et prostate). Des compléments alimentaires à base de ces phytoestrogènes apparaissent sur le marché. En parallèle, des laits infantiles de soja destinés aux enfants allergiques ou intolérants au lait de vache font florès, exposant les nourrissons à des taux élevés d’isoflavones.
POPULATIONS À RISQUE S’ABSTENIR
Mais les inquiétudes à leur sujet ne vont pas tarder à poindre. Dans les décennies suivantes, des études suggèrent qu’elles pourraient au contraire, via leur effet hormonal, augmenter l’incidence de certains cancers, tandis que d’autres travaux évoquent un effet délétère sur le fœtus, le jeune enfant ou la fertilité (lire ci-dessous). L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses) déconseille, en 2005, leur consommation aux enfants de moins de trois ans ainsi qu’aux femmes enceintes ou ayant eu un cancer du sein. Dans la foulée, les préparations infantiles au soja disparaissent peu à peu.
Quant au possible statut de perturbateur endocrinien (PE) des isoflavones, il suscite toujours un débat, loin d’être dépassionné, entre les acteurs de la filière soja et certains scientifiques. Ainsi, pour Gwenaëlle Joubrel, conseillère scientifique de Sojaxa, qui défend les intérêts des marques Sojasun, Soy et Alpro, « on ne peut pas qualifier les isoflavones de perturbateurs endocriniens, dans la mesure où ils présentent des actions protectrices pour certaines populations ». À l’inverse, selon Jean-Pierre Cravedi, chercheur à l’Inra (Institut national de la recherche agronomique), « ils répondent à cette définition du fait de leurs effets délétères mais aussi par leur mode d’action ». De plus, les isoflavones peuvent interagir, même à faible dose, en synergie avec d’autres PE, comme le bisphénol A ou la vinclozoline (un pesticide aujourd’hui interdit en France). « Ces effets cocktails sont imprévisibles. Ils peuvent s’additionner ou s’annuler selon les PE en présence, les tissus ciblés ou encore le sexe et l’âge des rats étudiés », précise Marie-Chantal Canivenc-Lavier, une autre chercheuse de l’Inra.
À l’aune de nos connaissances et comme le résumait une publication du British Journal of Pharmacology en 2017 (1) : « Les niveaux de preuves actuels au sujet de leur action bénéfique pour la santé ne sont pas évidents au point de contrebalancer les risques pour la santé. » Un statu quo inacceptable compte tenu de la consommation grandissante de soja. En vertu du principe de précaution, l’UFC-Que Choisir a donc décidé de saisir l’Anses afin que soit produite une nouvelle évaluation scientifique des conséquences de la consommation d’isoflavones via les aliments à base de soja par la population.
EFFETS BÉNÉFIQUES OU DÉLÉTÈRES ?
La question d’un effet globalement bénéfique ou délétère des isoflavones n’est pas tranchée par la recherche et semble dépendre notamment de l’âge, du sexe ou de l’état de santé global de la personne exposée. Leur effet sur certaines populations retient particulièrement l’attention des scientifiques.
Ménopause
De 2006 à 2015, plusieurs études ont rapporté des effets bénéfiques sur la fréquence et la sévérité des bouffées de chaleur. En 2012, l’Efsa (Autorité européenne de sécurité des aliments) a évalué les allégations santé relatives aux isoflavones, à savoir « réduction des symptômes vasomoteurs et maintien de la densité osseuse durant la ménopause ». Elle a alors conclu à l’absence de preuves suffisantes pour valider ces allégations.
Cancer du sein
En 1984, une étude observationnelle établit un lien entre la faible survenue de certains cancers (côlon, prostate, sein) en Asie et la consommation de soja. Dès lors, les isoflavones sont considérées comme bénéfiques dans la prévention et le traitement du cancer du sein… Jusqu’à ce que, dans les années 2000, d’autres données montrent un risque accru en cas de cancer hormono-dépendant. Enfin, en 2015, un rapport de l’Efsa sur la sécurité des compléments alimentaires à base de soja ne met pas en évidence d’effet cancérogène sur des femmes saines. Mais l’étude se garde de conclure, faute de données, sur le cas des femmes périménopausées ayant eu un cancer du sein ou de l’utérus hormono-dépendant. Les conclusions concernant le lien entre la consommation d’isoflavones et le cancer du sein ne sont donc pas univoques mais il semble qu’en l’absence d’antécédent ou de prédisposition au cancer, une consommation précoce et sur du long terme puisse avoir un effet protecteur chez certains individus.
Enfant et fertilité
Dès les années 1940, l’activité hormonale des phytoestrogènes est révélée via d’étranges observations sur le bétail australien, où des brebis paissant dans des champs de trèfle rouge (riche en isoflavones) développent des problèmes de fertilité. Mais chez l’homme, sur le plan de la reprotoxicité et du développement de l’enfant, peu d’études sont disponibles. Des effets néfastes ont surtout été rapportés sur la thyroïde (apparition de goitre) dans le cas particulier des enfants atteints d’hypothyroïdie. Par ailleurs, une vaste étude observationnelle américaine a donné lieu à deux publications en 2016 et 2019 montrant un allongement possible de la durée et de l’intensité des règles en lien avec la consommation de lait de soja dans la petite enfance. « Les preuves d’un effet délétère chez l’humain sont modestes mais le principe de précaution reste de mise, en particulier pour un produit qui n’est pas essentiel à l’alimentation du nouveau-né et du jeune enfant », conclut le professeur Tounian, pédiatre à l’hôpital Trousseau (Paris) qui rappelle que les jus de soja, outre leurs teneurs en phytoestrogènes, exposent à des risques de carences en calcium et en fer s’ils sont substitués au lait maternel ou au lait infantile et de croissance chez l’enfant de moins de trois ans.
(1) The potential health effects of dietary phytoestrogens, 2017,
https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/27723080