Pénuries de médicaments. Pas d’amélioration en vue
La concentration de la fabrication de médicaments sur quelques sites pose un problème de santé publique. Le moindre incident sur une chaîne de production peut tarir l’approvisionnement mondial.
« Les ruptures de stock, c’est un casse-tête quotidien. » Pour ne pas laisser sa clientèle en plan, Raphaëlle Nicolaï, pharmacienne à Marseille (13), jongle en permanence. « Par exemple, nous n’avions plus de Lysanxia en gouttes, un anxiolytique courant. On l’a délivré sous une autre forme, en comprimés. » Quand la substitution d’une spécialité n’est pas possible, « j’appelle les pharmacies voisines. Si elles ont le produit, je me déplace pour le récupérer. » Parfois, pas le choix, il faut changer de molécule et donc déranger le médecin prescripteur, seul à pouvoir faire une nouvelle ordonnance. « Pour les vaccins, poursuit Raphaëlle Nicolaï, on peut renvoyer vers les centres de vaccination. » Plus rarement, les malades repartent sans solution, priés d’aller ailleurs.
12 FOIS PLUS QU’IL Y A 10 ANS
Les ruptures de stock de médicaments ne datent pas d’hier. Mais leur ampleur est inédite : 44 en 2008, contre 538 en 2017. « C’est un véritable problème de santé publique », s’inquiète Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l’Ordre des pharmaciens. Les hôpitaux ne sont pas épargnés. « Nous avons plusieurs dizaines de produits en rupture de stock permanente », déplore le Pr Alain Astier, pharmacien à l’hôpital Henri-Mondor (Créteil, 94). Les trois classes le plus souvent manquantes sont pourtant des indispensables de l’arsenal thérapeutique : anticancéreux, médicaments du système nerveux et antibiotiques, y compris pédiatriques. Ils répondent à des protocoles précis, et leur trouver une alternative est une gymnastique quotidienne. Les hôpitaux finissent toujours par s’en sortir, en sollicitant les établissements voisins ou d’autres fabricants, en puisant dans des stocks venus de l’étranger, voire en modifiant les schémas thérapeutiques sous la supervision des sociétés savantes, ou en établissant des priorités selon l’état des malades. L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) guide de son mieux médecins et pharmaciens. Mais ces ajustements sont chronophages, mobilisent toute la chaîne de soins et obligent à prendre des risques. « Il nous est arrivé de devoir passer d’un médicament en conditionnement unitaire bien reconnaissable à un autre, que l’infirmière ne pouvait plus identifier correctement par son blister au moment de l’administrer », explique Christel Chalmendrier, pharmacienne à l’hôpital de Landerneau (29). « D’autant que nous sommes rarement informés de la durée réelle d’une pénurie, souligne le Pr Astier. Or, selon qu’elle s’annonce longue ou courte, on choisira de temporiser ou de basculer vers un autre traitement. »
UNE CRISE MONDIALE
Pour freiner le phénomène, la loi contraint, depuis février 2017, les laboratoires à élaborer un plan de gestion des pénuries pour chaque médicament sensible – soit 40 % de la pharmacopée. Les industriels ont le choix entre constituer des stocks, prévoir le report de la production sur une autre usine ou identifier des molécules de remplacement. Le hic : rien n’est strictement obligatoire, le dispositif a donc un impact limité. Le décompte des ruptures récentes n’a pas été actualisé mais, selon les témoignages, l’heure est à la flambée. « Depuis l’an dernier, les ruptures ont pris des proportions impressionnantes, s’agace Christel Chalmendrier. On en est arrivés à tenir des tableaux de suivi de ruptures, qu’on n’arrive même plus à mettre à jour ! » Les établissements hospitaliers annoncent pourtant très en amont leurs besoins en médicaments, pour trois ans. Pourquoi les fabricants ne sont-ils pas capables d’anticiper ? « C’est une question purement financière, résume le Dr Jean-Paul Vernant, hématologue à l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière. Les laboratoires travaillent à flux tendu, car le stockage coûte cher. » S’ajoute une seconde fragilité : pour réduire les coûts au maximum, la production mondiale des principes actifs s’est concentrée sur un très petit nombre de chaînes, en Chine ou en Inde. Ces deux tendances expliquent que « le plus petit arrêt de fabrication lié à un problème de qualité, à une mise aux normes, à une catastrophe naturelle ou à une hausse brutale de la demande paralyse toute la chaîne, détaille Carine Wolf-Thal. Par exemple, il faut en moyenne deux ans pour produire un vaccin. Si un pays de forte population en ajoute un à son calendrier vaccinal, l’appel d’air peut déstabiliser le marché mondial. »
Les pénuries sont également liées au prix des médicaments. « À l’évidence, elles touchent avant tout les vieux médicaments, tombés dans le domaine public et qui ne rapportent plus assez d’argent aux industriels », constatent le Dr Vernant et le Pr Astier. Ces produits sont pourtant d’une efficacité éprouvée, en particulier contre le cancer ou les infections. A contrario, les médicaments extrêmement chers comme les nouveaux antiviraux contre l’hépatite C ou les derniers anticancéreux (pour ceux-là, le bénéfice thérapeutique reste à établir) ne manquent jamais.
La préoccupation est telle que tout le monde y est allé de ses propositions : le Sénat, le LEEM, façade en France de l’industrie pharmaceutique, l’Académie de pharmacie, l’Agence européenne des médicaments, les associations de patients. Peser sur les stratégies de l’industrie semble tellement hors de portée que l’hypothèse d’un programme public de production des médicaments essentiels, sur le territoire français, ne relève plus de l’utopie. « La pharmacie centrale des hôpitaux de Paris et la pharmacie centrale des armées, située à Orléans, sont tout à fait en capacité de fabriquer », assure le Pr Astier. Et de citer l’initiative prise aux États-Unis : à Salt Lake City, plus de 800 établissements de soins, lassés des ruptures d’approvisionnement, ont décidé de s’unir pour ouvrir leur propre unité de fabrication de médicaments essentiels. Le projet, baptisé Civica Rx, pourrait aboutir dans les mois qui viennent, avec l’ouverture d’une usine annoncée avant la fin de l’année.
DES EXEMPLES PARLANTS
Gros plan sur quatre médicaments en rupture d’approvisionnement.
BCG
Depuis 2016, le vaccin contre la tuberculose n’est plus fabriqué par Sanofi Pasteur. Le vaccin de remplacement, destiné à l’origine au marché polonais, n’est plus mis à disposition. Un vaccin prélevé sur un stock finlandais est actuellement utilisé. Son administration est contingentée, en attendant un retour proche.
Trandate (labetalol)
Sous forme injectable, ce médicament est utilisé à l’hôpital pour les urgences hypertensives, notamment chez les femmes enceintes en prévention de l’éclampsie, qui engage le pronostic vital. Un stock venu du Danemark, mis à disposition par le fabricant, est déjà épuisé.
Augmentin (amoxicilline/acide clavulanique)
En 2017, la qualité de l’air ne s’étant pas améliorée, la Chine a coupé le courant dans plusieurs zones industrielles. La production mondiale des principes actifs de l’Augmentin, antibiotique utilisé dans les infections ORL sévères et les pneumonies, a été très perturbée. La remise à disposition ne date que de février dernier.
Sinemet (carbidopa/levodopa)
En rupture depuis août 2018, cet antiparkinsonien commence seulement à revenir dans les officines. La raison : l’usine américaine, seule à le fabriquer, a été fermée plus de 6 mois pour travaux. L’Agence nationale de sécurité du médicament a infligé une amende de près de 350 000 € au fabricant, MSD.